FLASHNEWS:

Abdourahmane Diouf ou la tentation de l’amnésie politique

dr Abdourahmane Diouf

La politique sénégalaise traverse un moment d’ambiguïté conceptuelle. Ce qui fut un élan de libération – un sursaut moral et démocratique mené par Ousmane Sonko et incarné dans l’élection de Bassirou Diomaye Faye – se voit aujourd’hui menacé non pas par l’opposition ou la nostalgie de l’ancien régime, mais par une tentation interne : celle de transformer l’alternance en gestion, la mémoire en distance, la légitimité populaire en légitimité d’État. Et c’est dans cette zone grise que s’installe la figure d’Abdourahmane Diouf, qui, derrière une rhétorique policée de responsabilité et de consensus, s’érige en conscience supérieure du pouvoir, au risque de fracturer silencieusement le socle qui en a rendu la conquête possible.

La stratégie du surplomb

Sous des dehors d’équilibre, Abdourahmane Diouf construit une posture de surplomb : il se présente comme celui qui rappelle à l’ordre, qui exhorte à la mesure, qui plaide pour la retenue et la modération. Mais ce rappel moral, dénué d’humilité politique, est en réalité une stratégie de distinction symbolique. En appelant le président à “prendre ses responsabilités”, il ne formule pas un principe de gouvernance ; il trace une ligne de séparation, subtile mais réelle, entre la légitimité politique incarnée par Ousmane Sonko et la légitimité administrative qu’il cherche à s’approprier. Derrière le ton d’un ministre soucieux de la stabilité, se devine le projet d’un acteur qui veut dissocier le pouvoir de son origine militante, en substituant la sagesse des élites à la clarté du combat.

Or, cette stratégie est périlleuse. Elle déplace la verticalité du pouvoir de la symbolique du peuple vers la technostructure. Elle oppose deux cultures politiques : celle de la conquête démocratique, qui s’enracine dans le sacrifice et la résistance, et celle du fonctionnalisme gestionnaire, qui s’autorise d’une expertise pour parler au nom de l’État. Le discours de Diouf se situe exactement à cette frontière : il célèbre la République tout en cherchant à désancrer la légitimité qui la fonde aujourd’hui. En ce sens, il ne réconcilie pas ; il recompose. Il ne pacifie pas ; il repositionne. Il ne renforce pas l’unité ; il en redessine les hiérarchies.

Sonko, matrice de la légitimité démocratique

L’erreur – ou le calcul – d’Abdourahmane Diouf est de penser que l’ordre politique nouveau pourrait se stabiliser en effaçant la figure d’Ousmane Sonko. C’est une lecture superficielle de la dialectique du pouvoir. Car Sonko n’est pas un simple acteur de la transition, il en est le moteur moral, l’architecte, la condition de possibilité. Il a réintroduit dans la vie publique sénégalaise l’idée que la politique peut être un acte de vérité ; que l’éthique, loin d’être un ornement, peut devenir principe d’action. C’est cette éthique-là qui a donné sens à l’élection de Bassirou Diomaye Faye : un président élu sur la promesse d’un changement systémique, non sur le vernis d’un consensus mou.

Tenter de détacher Diomaye Faye de cette matrice, c’est commettre un contresens historique. Ce serait comme vouloir conserver le fleuve en reniant sa source. Ce que Sonko a incarné – la rébellion contre la confiscation de l’État, la réappropriation de la souveraineté nationale, la réhabilitation de la morale publique – ne peut être escamoté sans trahir le mandat de 2024. Diouf le sait, mais il en joue : il comprend que la légitimité de Sonko reste redoutable, qu’elle échappe à la discipline gouvernementale et qu’elle continue d’irriguer l’imaginaire collectif. Sa posture d’apaisement n’est pas une neutralité, c’est une manœuvre d’isolement : réduire la portée du projet Sonko en l’opposant à l’idée de stabilité, l’épuiser par la respectabilité.

Le paradoxe du faux apaisement

Le discours de Diouf séduit parce qu’il s’habille des vertus du bon sens. Qui refuserait la justice équilibrée ? Qui s’opposerait à la responsabilité ? Mais le paradoxe est là : l’apaisement, lorsqu’il devient mot d’ordre contre la mémoire, se mue en démission morale. Il ne guérit pas, il anesthésie. Ce que Diouf propose, au fond, c’est une pacification dépolitisée : un État sans tension, une société sans colère, un pouvoir sans confrontation. Mais la démocratie n’est pas l’absence de conflit ; elle est la mise en forme du conflit. Et Sonko, dans sa trajectoire, n’a jamais représenté la discorde : il a représenté la justice comme principe de vérité, la lutte comme exigence de cohérence. L’effacer sous prétexte d’apaisement, c’est congédier la substance même du politique.

La vraie responsabilité, en l’occurrence, n’est pas de “prendre ses responsabilités” contre un allié, mais de préserver la cohérence du projet qui a libéré le pays du cynisme. Ce que Sonko et Faye incarnent ensemble, c’est une forme rare d’équilibre : la fidélité à l’idéal sans rupture de la gouvernabilité. Rompre cette unité, c’est ramener l’alternance dans le cycle ordinaire des compromis sénégalais ; c’est transformer la révolution civique en alternance institutionnelle ; c’est vider la victoire populaire de sa portée spirituelle.

Un risque d’implosion silencieuse

L’ascension de Diouf ne serait pas problématique si elle se plaçait dans la continuité de cette éthique collective. Mais elle en prend le contrepied : elle instrumentalise l’État contre la mémoire politique du mouvement. En cela, elle représente un danger silencieux : celui d’une implosion de l’intérieur, où le pouvoir se dévitalise non sous les coups de l’opposition, mais sous le poids de ses propres contradictions. La fracture ne serait pas idéologique, mais axiologique : entre ceux qui croient encore que l’État peut être le prolongement d’un idéal moral, et ceux qui ne voient dans l’État qu’un espace de maîtrise.

La posture de Diouf s’inscrit dans une longue tradition sénégalaise : celle des élites qui, sitôt intégrées au système, s’en servent pour redéfinir le sens du “raisonnable”. C’est une stratégie d’euphémisation du politique, où tout ce qui dérange devient excessif, et tout ce qui interroge devient subversif. Mais dans les moments de refondation, la tempérance mal placée est souvent plus destructrice que la passion. Car ce n’est pas la colère des peuples qui menace les nations ; c’est l’oubli des raisons qui ont fait leur soulèvement.

Conclusion

Abdourahmane Diouf incarne une intelligence politique raffinée, mais pervertie par la tentation du calcul. Il veut être le visage apaisé d’une alternance qu’il n’a pas enfantée, le médiateur d’une unité qu’il compromet par ses insinuations. En vérité, il n’est pas l’homme du consensus ; il est l’homme du déplacement. Son discours n’apaise pas, il désoriente. Et ce désordre feutré, s’il prospère, conduira à ce paradoxe : que ceux qui ont bâti la victoire au prix de leur liberté deviennent les victimes de leur propre triomphe.

L’histoire retiendra que la cohérence du pouvoir issu de 2024 ne tenait pas à une hiérarchie, mais à une symbiose. Sonko a été la conscience et la braise ; Faye, la sagesse et la flamme. L’un sans l’autre, le feu s’éteint. Et ceux qui, aujourd’hui, jouent à souffler dessus au nom de la prudence devraient se souvenir de ceci : les peuples ne pardonnent pas l’ingratitude politique. Car rien ne scandalise plus que de voir ceux qui gouvernent oublier d’où vient leur pouvoir.

Post A Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Leave a Reply