Jubbanti Koom : une nouvelle architecture économique pour le Sénégal
Le 1er août 2025, le Premier ministre Ousmane Sonko a dévoilé un plan de redressement national baptisé Jubbanti Koom. Derrière cette expression wolof, signifiant “Redresser la communauté”, se dessine une volonté de recomposition stratégique de l’économie sénégalaise. Ce plan n’est pas une simple réponse budgétaire à une crise passagère, mais une reconfiguration profonde des rapports entre l’État, les territoires, les ressources et les circuits économiques.
En rupture avec les modèles d’ajustement dictés par les bailleurs de fonds internationaux, Jubbanti Koom repose sur une territorialisation de la souveraineté budgétaire, une mobilisation des ressources internes, une rationalisation des dépenses publiques, et une relance fondée sur l’équité sociale. C’est un nouveau découpage du champ économique national, structuré autour de trois axes : l’endogénéisation des ressources, la réorganisation fonctionnelle de l’État, et la redistribution géographique des opportunités.
Recentrage sur les ressources nationales
Le programme annonce que près de 90 % du financement sera mobilisé à partir des ressources internes du pays. Ce choix constitue une inflexion majeure dans l’orientation macroéconomique du Sénégal. Il s’accompagne d’une redéfinition des flux de richesse et d’une volonté de capter les revenus extraterritorialisés issus de l’exploitation pétrolière, gazière et minière. À cet effet, plusieurs audits sont engagés pour revisiter les contrats signés par les régimes précédents.
Cette démarche implique une redéfinition du périmètre fiscal. Des niches longtemps tolérées sont désormais visées, notamment dans les secteurs du numérique, de la publicité, des jeux en ligne et des services financiers mobiles. Le régime ambitionne d’élargir la base contributive, dans une perspective de justice fiscale, en redessinant les cartes de la contribution économique sur l’ensemble du territoire national.
La diaspora, souvent considérée comme une entité excentrée, est intégrée à cette stratégie par le biais de mesures incitatives (exonérations ciblées, simplification des procédures foncières, facilitation de l’investissement). Elle est appelée à jouer un rôle actif dans la réarticulation entre espace économique local et flux transnationaux.
Rationalisation de l’appareil d’État
Le plan prévoit une réduction progressive du déficit budgétaire, aujourd’hui estimé à plus de 10 % du PIB, pour le ramener à 3 % d’ici à 2027. Cet objectif repose sur une reconfiguration de la structure interne de l’administration publique, par la suppression ou la fusion d’agences redondantes, la réorientation des subventions et une redéfinition des priorités d’investissement.
Dans cette dynamique, le gouvernement cherche à réduire les coûts de fonctionnement, optimiser les interventions publiques et introduire une logique de spécialisation fonctionnelle. C’est une recomposition du territoire institutionnel de l’État, fondée sur une logique de compacité, de lisibilité et de performance. Le poids spatial de l’État est réduit, mais sa densité opérationnelle est augmentée.
Des taxes ciblées sont également introduites pour renforcer la base budgétaire : taxe sur les visas touristiques, fiscalité sur les produits du tabac, prélèvement sur les transferts d’argent de la diaspora. Ces choix traduisent une volonté de repositionner les espaces de contribution en fonction des flux économiques réels et non plus des simples zones de résidence fiscale.
Redistribution sociale et ancrage territorial
Au cœur de Jubbanti Koom se trouve une volonté d’égalisation géographique des conditions de vie. Le plan ne se limite pas à une réforme du sommet, il entend impulser une dynamique de redéploiement territorial des politiques publiques.
Des mesures sont prévues pour améliorer l’accès au logement social, renforcer la protection sociale des ménages vulnérables, et soutenir les secteurs productifs à fort potentiel d’emploi. L’ensemble du territoire est conçu comme un espace d’intervention active de l’État, et non comme un réceptacle passif de politiques centralisées.
Cette volonté d’ancrage local s’appuie sur la reconquête foncière des zones urbaines et rurales, jusque-là livrées à la spéculation ou aux logiques extractives sans redistribution. En matière d’habitat, d’aménagement du territoire, d’agriculture, d’énergie ou d’éducation, l’État veut restaurer une régulation par le sol et pour les populations.
Les zones rurales, périphériques ou frontalières, longtemps marginalisées dans les logiques de croissance, sont revalorisées dans le discours et les projections. C’est une volonté de cohésion spatiale qui traverse l’ensemble du projet, même si elle reste confrontée aux inerties de l’appareil d’État et aux intérêts consolidés.
Fractures, inerties et lignes de résistance
La mise en œuvre du plan se heurte à plusieurs lignes de tension.
D’abord, la lenteur de la justice dans le traitement des dossiers liés aux crimes politiques ou économiques commis sous le régime précédent pèse sur la crédibilité de l’État. Les espaces de l’impunité demeurent actifs, parfois sanctuarisés dans certaines administrations ou réseaux.
Ensuite, une partie de la presse nationale, fortement imbriquée dans des logiques de rente et de clientélisme, joue un rôle d’obstruction médiatique. Les vecteurs d’information sont aussi devenus des agents de fragmentation de l’espace public, alimentant la confusion, sabotant les annonces, et créant des zones de turbulences informationnelles.
Enfin, l’État profond, constitué de hauts fonctionnaires, d’affairistes, de magistrats ou de contractants bénéficiant de l’ancien ordre, agit comme un substrat résiduel de résistance. Il s’agit là d’une réalité topologique : le territoire administratif du Sénégal est encore largement contrôlé par des agents socialisés à d’autres doctrines de gestion, peu enclins à appliquer les ruptures annoncées.
Ces fractures internes – entre verticalité et horizontalité, entre centre et périphérie, entre réforme et inertie – tracent les lignes de crête sur lesquelles le gouvernement devra cheminer. Ce n’est pas seulement un défi économique, mais une recomposition du champ politique, administratif et spatial.
Enjeux d’exécution et rapport au temps
La réussite du plan repose moins sur l’annonce que sur la capacité d’exécution. Or, dans un pays aux infrastructures fragiles, à la gouvernance déconcentrée inégalement opérationnelle, et au tissu productif largement dépendant de l’extérieur, le défi est immense.
Il faudra cartographier finement les acteurs, prioriser les interventions, déconstruire les routines institutionnelles, et territorialiser les politiques sans perdre la vision d’ensemble. Le temps politique est court, mais le redressement économique relève d’un temps long.
Le risque est grand de voir le projet piégé dans les reconfigurations lentes de l’administration ou dans les résistances silencieuses. Mais si le gouvernement parvient à faire basculer une partie de l’appareil d’État dans cette nouvelle géographie de la souveraineté, alors Jubbanti Koom ne sera pas qu’un slogan : ce sera un véritable redécoupage du futur national.
